Les vrais problèmes
On se sent un peu bête, en arrivant dans la salle de réunions. Un peu trop docile, trop prêt à sacrifier son temps à un moment de vie bien cérémonieux pour son utilité réelle. Il est de bon ton de jouer la désinvolture, de badiner un brin :
— Personne à côté ? Je vais pouvoir m’asseoir près de ma collègue préférée !
On se retourne vers les places voisines, où l’on suscite un :
— Si on vous dérange, on peut vous laisser seuls !
Mais on a beau croiser les jambes en vieux routard de la communication subie, on se méprise vaguement d’être là. Pour se dédouaner, on chuchote un « On va encore dire des choses passionnantes ! » pendant que les autorités directoriales prennent place avec un sourire enjoué mais une gestuelle assez raide qui semble cacher une certaine appréhension.
Un silence gêné suit le rituel « On va peut-être attendre une minute les retardataires. » Ensuite, l’ordre du jour est lu dans une atmosphère distraite, presque chloroformée. La première question évoquée ne dissipe en rien cette lourdeur hibernante. Les agendas sortent des poches, les stylos. Il y a un modestement triomphal :
— Non ! jeudi en quinze, nous serons le 27 octobre, pas le 28.
Puis, tout retombe dans le monocorde univoque.
Et tout d’un coup, on sent que ça vient. C’est écrit à l’avance ; quelqu’un va finir par élever une voix altérée par l’émotion, les têtes vont se tourner :
— Je me demande un peu pourquoi nous sommes réunis ce soir si on n’aborde pas les vrais problèmes !
Une déferlante approbative souligne cette courageuse prise de risque, et l’on se sent moins lâche. Oui, les vrais problèmes… Lesquels, toutefois ? On serait assez ennuyé d’avoir à les définir. Car le soutien presque physique apporté au trublion par la majorité de l’assemblée est d’essence équivoque. Pour presque tout le monde, le vrai problème c’est de se réunir quand on n’a rien à dire, et le contestataire est moins soutenu pour la nature de la brèche que pour la brèche elle-même, qui libère soudain un souffle d’air. Et l’on s’en veut toujours de ne pas avoir osé soi-même. juste pour se donner cette illusion : sur chaque réunion peut planer quelques instants l’espérance vibrante de sa négation.